Portrait d’un gaffeur sachant gaffer

Il y a quelques semaines, je me livrais à une de mes activités en écoutant comme bien souvent la radio. Dans « grand bien vous fasse » sur France Inter, voilà qu’Ali Rebehi se propose de nous parler de ce personnage sympathique et finalement mal-connu : Gaston Lagaffe.
Ayant était élevé en fidèle lecteur de cette BD, mon père possédant la collection complète de Franquin et moi-même étant par ailleurs abonné à Spirou Magazine où Gaston sévissait régulièrement dans des planches inédites, mon attention fut immédiatement happée !
Je passe donc mon ratio d’attention pour l’émission radiophonique de 20% à 50% et je me laisse guider par les propos des intervenants pendant la petite heure que dure ce programme.

Qui est Gaston Lagaffe ?

Gaston Lagaffe m

Copyright – Franquin

Personnage dessiné et scénarisé par Franquin, né dans les années 60 (oooh ! Comme moi ! Bon, moi, c’est vers la fin, en 69). Il évolue dans un univers extrêmement normé d’une maison d’édition, représentative de cette époque industrielle post seconde guerre mondiale. Il est connu du grand public pour son côté farfelu, gaffeur, inventif, drôle et parfois gênant. Mais s’il était surtout autre chose ?
Très vite, j’identifie dans ce qu’il se dit, un sens second. Un sens caché de leurs vues car les intervenants ne semblent pas en être concernés. Plus ils décrivent Gaston Lagaffe et plus j’y entrevois une caractéristique qui à elle seule englobe toutes les autres : la multipotentialité !

Alors selon mon point de vue, en quoi les multipotentiels sont-ils des Gaston Lagaffe ?

L’hyper-sens comme bannière

Il existe un sens au mot Gaffe qui est pour moi très important.
Faire gaffe, c’est faire attention et faire attention c’est mettre tous ses sens en éveil. C’est l’hyper-sens !
C’est la capacité d’appréhender une situation par l’observation des moindres détails qui la composent ; la façon dont les gens s’expriment ou réagissent, le contexte environnant direct (le bruit, les odeurs) ou indirect (l’ambiance musicale ou politique du moment). C’est par exemple, sentir au premier coup regard si un couple vient d’avoir une dispute avant de venir dîner chez vous alors qu’ils miment parfaitement bien la joie de vous voir. Ou bien, de ressentir les hormones circuler dans un train d’enfer dans les veines de simples noceurs de discothèque qui ne vont pas tarder à en découdre. Les meilleurs pourront même avoir ce qu’on appelle des prémonitions (waouh! Ça fout les j’tons !) mais qui ne sont qu’une analyse et une projection d’un possible futur, tiré des multiples paramètres qui nous environnent à un moment précis. Nous serions des Patrick Jane qui s’ignorent en quelque sorte. En plus beau. Non, il est beau aussi, lui. Trop, peut-être… mais je m’éloigne.

L’attention, le « faire gaffe », est donc vraiment exacerbée chez les multipotentiels. C’est quelque chose que l’on retrouve bien souvent à travers les témoignages et je dois dire que je n’y fais pas exception. J’ai très souvent fait appel à cette capacité pour identifier ou prévenir des problèmes afin de les résoudre au mieux.

Observation et inventivité sont pour moi, une façon de se mettre au service d’une cause ou d’un problème afin d’en apporter une solution. Cela représente mon humanité. Pas spécifiquement parce que j’aime les gens mais bien plus parce que j’aime les aider.
Gaston n’est-il pas sans arrêt animé par cette envie et chacune de ses inventions ne se destine-t–elle pas à répondre à une problématique ?
Trier le courrier automatiquement, cirer et défroisser son costume en même temps, circuler plus rapidement dans les couloirs grâce à un mono-rail, etc…

Ce trait soulève pourtant deux inconvénients majeurs qui vont coller au multipotentiel comme des puces sur le dos d’un chien.
D’abord, en donnant l’impression qu’il ne veut pas suivre le sens du courant ; ensuite, en s’attirant de l’inimitié dans son entourage.
Mais, s’il est subversif, dans le sens qu’il casse les dogmes ou les normes, ce n’est pas pour entrer en lutte contre les choses ou le système, mais bien plus parce qu’il ne s’arrête pas à ce qu’il est possible ou non de faire : Il fait ! Ainsi, il crée un nouveau possible. Si l’application est bonne tant mieux sinon tant pis ; il passe à une autre. Ce n’est rien pour lui mais pas pour les autres.
Ainsi, s’il se crée des clivages avec l’environnement, c’est surtout, qu’une hyper-« vision » n’est pas perçue comme une hyper-science et que bien souvent Le Monsieur « je-sais-tout » devient Le Monsieur « casse-pieds », « le rabat-joie » ou le « casseur-de-rêve ». Le point de bascule entre le bénéfique et le contrariant est une limite difficile à maintenir pour un multipotentiel et il lui faudra le comprendre s’il veut que ses actions soient interprétées comme des « faits utiles ou bénéfiques » pour autrui.

Tu vas me dire : « Il est notable que ce qui définit principalement Gaston Lagaffe c’est sa paresse et non l’action ». Or, c’est faux !
Pas de mon point de vue en tout cas. Gaston est au contraire un hyper-travailleur. Il peut passer jour et nuit sur un projet alors que ses collègues gardent un rythme normé de travail. Il est un « véritable » travailleur dans le sens de l’efficacité. Hyper-efficace, il devient hyper-productif. Ce qui l’amuse, l’anime.

Mais il y a, comme toujours, un revers à la médaille et c’est de là que vient la confusion avec la paresse : Ce qui l’ennuie, l’endort ! Le Gaston perpétuellement fatigué ou faisant la sieste n’incarne pas à mes yeux ce qu’il montre c-a-d un fainéant (donc qui ne fait rien) et qui perd son temps (si précieux dans une société productiviste) mais il donne une vision bien plus avant-gardiste.
La démonstration de l’impact de la sieste sur la productivité est quotidiennement démontrée et repris dans de grandes entreprises. Les mentalités évoluent autour de cette pratique comme en atteste une étude publiée en 2008.
« Au-delà des bienfaits maints fois reconnus de la sieste, ces études nous enseignent que 30 % des 25-45 ans font la sieste en semaine. C’est ainsi que les petits conseils pour faire la sieste au bureau discrètement pullulent sur la toile et les designers ne manquent pas non plus de créativité pour soigner notre sieste. Mieux, les fameuses expériences d’Elton Mayo, ont démontré que ce n’est pas seulement l’efficacité au travail qui entraîne la satisfaction des collaborateurs (comme le prônait Taylor), mais plutôt que l’efficacité provient de la satisfaction des collaborateurs. » (extrait : Le Monde du 10/07/2015)
Moralité, le temps « perdu » par Gaston lorsqu’il dort, est « gagné » par son entreprise lorsqu’il produit et contribuerait à l’amélioration des critères de conditions et d’efficacité au travail de ses collaborateurs si seulement ceux-ci voulaient y participer. C’est pas beau ça ?! Le monde nous attend à présent 🙂

Gaston Lagaffe au bureau

Copyright – Franquin

Que dire de l’avant-gardisme qui ressort dans le côté « makers » ou « DIY » de Gaston Lagaffe. C’est un adepte du « tout faire soi-même » largement attribué aux multipotentiels et très à la mode de nos jours. Ses inventions de machines ou de concepts sont foison dans les planches de ses BD.
Cela ne signifie qu’une chose : il utilise ses forces d’analyse et d’anticipation pour les muer en réactions et créations adaptatives. Bricoleur de génie plutôt qu’ingénieur, Gaston ne théorise pas, il projète. Il n’innove pas, il recycle. C’est la marque des grands inventeurs et des grandes inventions. (Par ex, les ailes d’avions sont tirées de l’observation du profil des plumes d’oiseaux, la doudoune tendance et si chaude ; De l’emprisonnement de l’air comme dans les fourrures d’ours, du velcro ; de plantes à crochets qui sont restées dans les poils d’un chien (en plus des puces donc), … ).
Voilà mes amis, on y est : Nous avons tous ces comportements. Gaston a tout ces comportements. Lagaffe est un multipotentiel !

Que faire alors du mot « Gaffe » dans le sens courant ?

 
Gaston Lagaffe Gaffeur

Copyright Franquin

Faire une gaffe, c’est faire une maladresse et faire preuve cette fois d’inattention ! Le strict opposé du sens précédent !
C’est donc une perturbation de l’éveil. De là à y voir la fameuse ambiguïté du multipotentiel… il n’y a qu’un pas d’espadrille !
Comment l’expliquer ?
Tout part, du sens premier.
La prise d’attention de plus en plus poussée, fait entrer le personnage dans des phases de réflexions et de concentrations qui le poussent à s’enfermer sur lui-même pour créer.

Gaston Lagaffe folie

 

Plus il devient focus sur son objectif et plus il entre dans un véritable cercle vicieux où la « gaffe » (du sens « attention ») entraîne une réflexion intérieure qui entraîne un retrait du monde qui entraîne la « gaffe » (du sens « inattention ») qui va, pour finir, générer la maladresse.
Ramené aux multipotentiels, c’est la marque particulière qui fera d’eux des personnes décalées, incomprises ou en rupture de communication.
Cette hyper-inattention s’accompagne alors d’idées fixes, de convictions, d’opiniâtretés allant jusqu’au boutisme et qui peut tourner à la catastrophe dans toutes nos relations : personnelles, relationnelles ou professionnelles.
Dans les cas les plus extrêmes : c’est soit le décrochage avec les autres ou soit l’arrêt complet : une sieste persistante en quelque sorte !

Gaffe à la Gaffe, alors ?

A la lecture de cet article, tu te diras sûrement qu’une fois de plus, la dualité du monde passe sur le multipotentiel comme tout un chacun. QUE NENNI !
On ne serait pas multipotentiel si l’on ne marchait pas sur 3 béquilles car il y a un dernier trait de caractère qui nous définis.
C’est certainement le sens le plus subtil et le plus touchant de Gaston Lagaffe.

Pour les marins, une gaffe est un crochet avec un long manche en bois qui sert à rapprocher deux bateaux.

Tu le vois le symbole ? Deux lieux de vie, 2 mondes, 2 humains…

Gaston, je l’ai dit, éclate les tâches prédéfinies par la norme. Au bureau, il fait à manger, dort, construit des trucs, … alors que tout les autres « travaillent ». Il fait bouger les lignes et en cela il devient le fusible de ses collègues face aux tensions du travail. Il symbolise l’anti-burn out en endossant ce rôle de passeur entre le convenable et le convenu.

Le MP est Born to be Out ! Mais quand on le sait, cela devrait faire moins mal !

Gaston Lagaffe Moto

Dans cette frontière un peu floue, on ne sait pas vraiment non plus quelle est sa fonction au bureau, alors que ses collègues ont tous des fonctions bien définies (rédacteur, comptable, dessinateur, secrétaire, … ). Gaston, lui, fait de tout : coursier, tri, archivage, assistant, …
Voilà qui devrait faire voler en éclats notre foutu bon Dieu de sentiment de culpabilité qui nous fait sans arrêt penser qu’on a pas d’étiquette ou qu’on est pas dans les lignes !
Car se faisant, Gaston Lagaffe est une nouvelle fois avant-gardiste.
C’est déjà un Job-slasher et adepte d’une « slow attitude » qui entre aujourd’hui dans les mœurs.
Alors comment s’y prend-il pour faire ce lien ?
D’abord, il est animé par le désir de faire le monde à son image. Il considère que s’il prend du plaisir à faire quelque chose alors il faut que tout le monde fasse comme lui. Pour avoir ainsi, eux aussi, du plaisir.
C’est son hyper-sensibilité qui provoque cela. Un hédonisme qui s’ignore en quelque sorte comme M. Jourdain faisant de la prose !

Seulement, renvoyé au sens précédent : a-t-il l’attention suffisante pour estimer ce que les autres désirent vraiment ?

Peut-il mesurer la hauteur de son décalage avec les autres ?

Pas vraiment dans la BD, mais les multipotentiels le peuvent-ils eux-aussi ? Pas vraiment non plus, je le crains.

Troublant de penser que quelqu’un qui peut tant voir, analyser, évaluer, humaniser et projeter pour les autres, en est incapable pour lui-même.

Enfin, Gaston est un créateur de liens malgré lui c-a-d qu’il n’incarne pas le chef du projet mais le projet lui-même. Sa force serait alors, non dans ce qu’il entreprend pour les autres, mais dans l’inspiration qu’il suscite et l’élan qu’il met dans ses actes.

Lagaffe l’hyper-héros

Gaston Lagaffe Interrogation

Ce personnage de BD est bien un héros mais pas de ceux qui s’envolent de building pour sauver le monde.
C’est même l’anti-superhéros. Pwuif, trop voyant pour lui !
A la différence, de Superman ou Batman qui ont un rôle social et symbolique très clair, il est le symbole qu’un être qui n’a pas de fonction dans le modèle présent (pour ne pas dire dominant) peux changer la vie des autres !
Véritable objet philosophique, c’est l’absence apparente de fondement individuel qui interroge l’entourage ou le lecteur sur le monde qui les ceints.
Son apparence elle-même ne suit-elle pas les courbes d’un point d’interrogation ?
Toutes ses descriptions font que Gaston est pour moi le porte-parole de la multipotentialité.
Il est une curiosité parce qu’il est curieux.
Il est un questionnement parce qu’il se pose des questions.
Alors ? Pourquoi est-il un héros ?

Parce que c’est un humain dans tout ses hyper-sens ! C’est un hyper-humain !

Ni adulte, ni enfant. C’est un enfant idéaliste devenu adulte : un multipotentiel.

Ma référence pour cet article :